Faire revenir les fantômes

Ses cheveux sont ramenés sur le haut du crâne. Des boucles bordent l’ovale de son visage. Et ses yeux pâles le percent. Bleu, vert ? Vert, gris ? Impossible de déceler les couleurs sur la photographie… 
Blonde ou rousse comme toutes les femmes de la famille, et grande oui, certainement grande, élancée. La dentelle sur le plastron de la chemise. Une jupe en forme trapèze qui s’arrête un peu au dessus des chevilles, des bottines sombres à lacet. Et les mains gantées croisées au niveau du pubis pour la pause. La photographie date de 1919. 

Son prénom figure sur l’arbre généalogique, Elwire, à côté de celui de sa soeur, Marthe, mon arrière grand-mère. Elle a un nom aristocratique. Je ne me souviens pas exactement du nom. Il commence par Von, Elwire Von Quelque chose donc. On me parle d’elle. Forte, émancipée. Seule, fraichement divorcée. Scandaleusement divorcée. Mariée à un comte allemand et protestant de surcroit. Deux enfants. Un garçon et une fille qu’on lui prend, dont on lui interdit les visites. Divorcée de son comte, séparée de ses enfants…  Je n’entends pas la suite. 
Mon esprit s’évade. Je pars à sa rencontre. 
Elwire fuit, fuit l’Allemagne, fuit l’Alsace, quitte la France et la voilà sur un bateau à destination de l’Algérie. 
Ses yeux se brident sur le pont. Ce soleil cru lui est inconnu. Le soleil sans nuage pour le couvrir. 
La brulure du soleil sur sa peau de lait, sa peau d’Alsacienne, elle craint ce soleil, elle s’abrite sous un parasol, s’assoit sur une chaise longue. Ses mains sont couvertes de fins gants blancs brodés. 
Elle sort de son sac un ouvrage, une pièce de lin tirée sur un tambour, des ciseaux à tête de cigogne, son dé à coudre. Elle coupe un fil, l’humecte, entre le fil dans l’aiguille avec difficulté. Et démarre la broderie. Elle brode, elle brode, elle fume. Elle boit du thé. Elle boira de l’anisette. Beaucoup d’anisette et plus tard deviendra la plus grande antiquaire d’Alger. Pour le moment elle brode, sur le pont de ce bateau, tanguant sur les flots elle brode jusqu’à en avoir la nausée. Elle a le temps de remettre l’ouvrage dans le sac pour se rapprocher du bastingage. Elle inspire. Penche la tête vers l’eau. L’eau se projette violemment sur la coque. Elle redresse la tête vers l’horizon nu. Elle est seule parmi les voyageurs. Un homme s’approche. Elle se tourne de son côté. Que lui dit-elle, elle ne semble pas le connaitre. Lui parle-t-elle allemand, français ? L’homme se fige, fait un pas de côté et se tait. Le soleil descend sur l’horizon. Le ciel s’obscurcit. Le bateau semble voguer sur une masse noire au reflet argenté. Elle frissonne. Sort de son sac un châle. Elle est seule sur le pont. 
Elle ne rentre pas à l’intérieur. Le soleil a désormais complètement sombré. Et le ciel s’illumine de milliards d’étoiles. Son regard plonge désormais dans les cieux. Son regard bleu vient se perdre dans la contemplation de la voie lactée. Une étoile file. Ses lèvres remuent, elle susurre un voeu. Elle emprisonne sa poitrine dans le châle. Elle s’entoure de ses bras. De l’intérieur, elle entend les rires, de la musique, une chanson. Elwire tressaille. Elle tend l’oreille. Elle ferme les yeux et quand elle les rouvre, un sourire vient la transfigurer. 

Ses pas la guident vers l’intérieur. La lumière jaillit d’une pièce centrale, elle entre vivement dans la pièce, pose son sac sur une chaise. On la regarde, comment ne pas la regarder, elle est si belle, si déterminée. Je la vois s’engouffrer au centre de la pièce et disparaître et j’entends son rire crépiter. 

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